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Sous l’édifice central du Vatican, dans une vaste salle d’exercices, deux jeunes hommes blonds échangeaient de violents coups de sabre comme s’il s’agissait d’un combat à mort. Pourtant, ce type de combats faisait partie de l’entraînement quotidien de Neil Kerrigan et Darrell Banks. Ils avaient tous deux été conçus et élevés dans un seul but : éliminer des rois Dracos. Ils étaient cependant encore jeunes pour des Nagas. Dans la vingtaine, ils ne seraient relâchés dans le monde que dix ans plus tard. Pour l’instant, ils devaient obéir au doigt et à l’œil à leur mentor.
Il n’y avait qu’une centaine de traqueurs sur toute la Terre. Leur formation était longue et ardue, et même les meilleurs d’entre eux risquaient de trouver la mort chaque fois qu’ils procédaient à l’exécution d’un Dracos. Habituellement, les varans ne se connaissaient pas entre eux et ils ne travaillaient jamais sur le même territoire. Il était important pour la survie de leur race qu’ils ignorent l’identité et les déplacements des autres traqueurs.
En réalité, Neil et Darrell étaient les premiers jumeaux nés d’une mère Pléiadienne et d’un père Dracos. On leur avait volontairement donné des noms différents et confiés à des familles d’adoption indépendantes en Irlande et en Angleterre. Toutefois, lorsque les deux jeunes Nagas eurent enfin atteint l’âge de commencer l’apprentissage des armes, ils se retrouvèrent ensemble sous la garde de Silvère Morin, car il n’y avait pas suffisamment de mentors pour leur en affecter un à chacun.
Neil et Darrell ignoraient leur lien de sang, mais ils ne cessaient de s’étonner de leur ressemblance physique et de leurs goûts communs. Plus souvent qu’autrement, leur maître n’arrivait à les différencier qu’à leurs accents distincts. Il ne leur avait jamais dit non plus que la plupart des traqueurs avaient des ascendants communs. De toute façon, les deux jeunes hommes se concentraient davantage sur leur exigeante formation que sur leur généalogie. Depuis qu’ils étudiaient auprès de Silvère, ils n’avaient jamais eu un seul instant de répit. Lorsqu’ils n’apprenaient pas à manier de nouvelles armes, le vieux Naga leur enseignait l’économie, la politique mondiale, l’histoire ou la géographie. Ils étaient maintenant capables de s’exprimer en plusieurs langues et de respecter les coutumes d’un grand nombre de pays.
Silvère avait d’abord reçu de la Fraternité l’ordre de les préparer à nettoyer l’Europe de l’est de tous les rois serpents occupant des postes importants dans plusieurs secteurs d’activités clés, mais depuis la perte de Thierry Morin, qui avait longtemps couvert l’ouest de l’Europe et l’est de l’Amérique du Nord, le mentor avait dû réviser ses plans. Les deux nouveaux traqueurs seraient séparés pour le reste de leur vie, une fois leur entraînement terminé.
À son grand regret, Silvère avait dû couper tous ses liens avec Théo, son élève préféré et le meilleur varan qu’il ait jamais formé au cours de sa longue carrière. Il avait fait disparaître tous les documents qui le concernaient, sans se douter que Neil et Darrell s’étaient empressés de les consulter avant leur destruction, désireux de jeter un coup d’œil à la longue liste des rois et des princes exécutés par le puissant traqueur. Non seulement les jeunes Nagas connaissaient l’existence de Thierry Morin, ils avaient aussi participé à son sauvetage à Montréal lorsque la reine des Dracos s’était emparée de lui.
Il arrivait parfois que les louveteaux, lors des repas ou au moment de se mettre au lit, questionnent Silvère au sujet du triste sort de Thierry. Au lieu de les renseigner, Silvère en profitait plutôt pour leur donner une leçon de morale sur l’obéissance qu’un élève devait à son maître. Mais le vieux Naga savait bien qu’il n’avait aucune raison de s’inquiéter. Neil et Darrell étaient beaucoup plus dociles et obéissants que leur grand frère. Ils n’insistaient jamais lorsque Silvère se refermait comme une huître. Au bout de quelques mois, ils semblèrent finalement avoir compris que le sujet était clos. Mais leur maître avait tort de croire qu’ils avaient oublié Théo.
Dans le dojo, Neil redoubla d’ardeur et pressa son attaque. La lame de son katana déchira alors la courte manche du kimono blanc de Darrell, qui vira aussitôt au rouge. Les Nagas étaient les seuls reptiliens dont le sang était vermeil lorsqu’ils empruntaient une forme humaine. Stupéfait, Neil se figea. C’était la première fois que les jeunes combattants s’infligeaient une blessure grave au cours d’un duel.
— Neil, je saigne, s’étonna Darrell.
Son frère jumeau laissa tomber son arme sur le sol et vola à son secours. Non seulement ces élèves s’exerçaient aux arts martiaux, ils apprenaient aussi les arts de la guérison. Neil débarrassa donc rapidement Darrell de son kimono pour examiner sa plaie et vit qu’elle était profonde. Il roula aussitôt le vêtement en boule, l’appuya sur la coupure et entraîna le blessé dans la pièce d’à côté.
Silvère était en train d’écrire dans le journal qu’il tenait depuis neuf cent ans sur les progrès de ses protégés lorsqu’il ressentit un picotement dans sa glande reptilienne, logée entre ses yeux. C’était par cet organe qu’il entretenait une liaison étroite avec ses apprentis. En plus de contenir tout le savoir du vieux Naga, cette petite glande transparente l’avertissait lorsque ses apprentis étaient en difficulté. Puisqu’il avait extrait de cette partie de son corps toutes les informations concernant Thierry Morin, il ne pouvait s’agir que d’une de ses recrues.
Le mentor abandonna sur-le-champ son travail et fonça vers le dojo en passant à travers des murs de pierre au lieu d’emprunter les tunnels creusés sous le Vatican. Lorsqu’il aboutit dans la pièce attenante à la salle d’entraînement, Neil était en train de refermer la plaie de Darrell avec des points de suture.
— Que s’est-il passé ? s’étonna Silvère, qui connaissait l’adresse de ses élèves.
— Une simple distraction, chuchota honteusement le blessé en baissant la tête.
— Regarde-moi dans les yeux, Darrell.
Le jeune traqueur lui obéit après une légère hésitation.
— Lorsque vous croisez le fer, rien ne doit vous distraire, le sermonna Silvère. À quoi étais-tu en train de penser ?
— Ce n’est pas important et cela ne se reproduira plus, maître.
— Tout ce qui arrive risque de se répéter.
Neil noua le dernier point de suture, coupa le reste du fil et recula de quelques pas.
— Pourquoi ne veux-tu pas me dire ce qui t’a distrait ? insista Silvère.
— Il s’agit d’un sujet dont vous ne voulez plus que l’on parle.
Le mentor comprit enfin ce dont il s’agissait.
— Je vous ai déjà expliqué pourquoi nous ne pouvons plus entretenir de relations avec un varan qui n’est plus actif.
— Théo n’est peut-être plus en mesure de faire son travail, mais il n’est pas normal que nous le laissions souffrir sans rien faire.
— Il a désobéi à mes ordres, Darrell. Il savait ce qu’il risquait.
— Comment votre Fraternité peut-elle abandonner ainsi un guerrier qui lui a rendu de si précieux services ? Que sommes-nous réellement aux yeux de vos supérieurs ? Des pions remplaçables ?
— Certainement pas !
Les yeux bleus du jeune Naga se chargèrent alors de larmes. Incapable de maîtriser plus longtemps ses émotions, il bondit de son siège et s’enfonça dans le mur.
— Darrell ! le rappela Silvère.
Voyant qu’il ne revenait pas, le mentor se tourna vers Neil, qui n’avait pas encore ouvert la bouche.
— Penses-tu la même chose que lui ? voulut savoir Silvère.
— Parfois. Il nous arrive de discuter du sort de Théo, la nuit, lorsque vous dormez. D’une certaine façon, je comprends que la Fraternité ne veuille pas conserver à son emploi un traqueur handicapé, mais Darrell est plus sensible que moi. Il se demande constamment si la même chose pourrait lui arriver.
— Je vois…
— Je peux aller le raisonner, si vous le voulez.
— Non, Neil, je m’occupe de lui. Nettoie plutôt tout ce sang.
— Oui, maître.
Silvère trouva le jeune guerrier émotif assis près d’une statue sur le toit du bâtiment. Il observait les touristes qui circulaient sur la grande place comme des centaines de fourmis. Il y en avait toute l’année. Le vieux mentor s’accroupit près de lui en se rappelant que Théo avait jadis eu les mêmes réactions que Darrell.
— C’est ton sang pléiadien qui intensifie ton sens de la justice, expliqua-t-il d’une voix douce.
— Qu’arrive-t-il à un apprenti qui n’a pas ce qu’il faut pour devenir traqueur ?
— Seul son maître peut porter un tel jugement, Darrell. Si tu es encore ici, c’est que je crois toujours en toi.
— Vous avez aussi cru en Théo.
— Je l’ai même aimé comme mon propre enfant. Il était si prometteur, si appliqué. Je lui ai transmis toutes mes valeurs et je l’ai formé pour qu’il devienne un champion. Il connaissait fort bien sa place dans l’univers et l’immense service qu’il rendrait à cette planète en la débarrassant de ses tyrans. Pendant des années, il m’a rapporté les glandes des plus puissants rois serpents d’Europe, puis il m’a demandé de le laisser traquer plus loin. Je n’aurais jamais dû le laisser partir pour l’Amérique…
— Où il a eu le courage de s’attaquer à celle qui pond tous les œufs des oppresseurs ! lui rappela fièrement Darrell.
— En sachant fort bien qu’aucun varan ne peut la tuer. Seule une reine peut s’attaquer à une autre reine. Je te l’ai déjà expliqué.
— Il y a d’autres reines Dracos ?
— Non, mais chaque caste supérieure en a une. Comme les Anantas, par exemple.
— Y a-t-il une reine Naga ?
— Non. Nous sommes le résultat de l’union de races supérieures dont le code génétique est altéré mécaniquement pour ne produire que des mâles. Surtout, ne me demande pas pourquoi. Je n’en sais franchement rien. Cette directive a été donnée à la Fraternité il y a des milliers d’années par ses propres dirigeants, qui habitent une autre planète. Je crois que les Pléiadiens voulaient peut-être conserver aux femmes leur tendresse naturelle.
— Peut-être aurais-je dû être une fille…
Silvère éclata d’un lire franc qui dérida enfin le jeune homme.
— Si tu y tiens vraiment, lui dit-il après s’être calmé, je suis certain que nous pourrions demander aux Pléiadiens d’effectuer ce changement de sexe.
— Non, ça va aller…
— Écoute Darrell, si je n’étais pas convaincu que tu as le potentiel de devenir un grand traqueur, tu ne serais plus ici depuis longtemps. Le seul conseil que je puisse te donner en ce moment, c’est d’oublier Théo et, surtout, de ne pas commettre les mêmes erreurs que lui.
— Dites-moi au moins ce qui va lui arriver, maître…
— Je lui ai enseigné à survivre dans n’importe quel environnement, mais le poison qui circule dans ses veines finira par l’affaiblir et le tuer. Il n’y a rien que nous puissions y faire, mon petit. Théo a lui-même scellé son destin.
Silvère se redressa brusquement. Croyant qu’il percevait un danger immédiat, Darrell porta la main à sa hanche malgré la douleur que causa ce geste à son épaule, mais son katana ne s’y trouvait plus.
— Va rejoindre Neil, lui ordonna son mentor.
— Je ne sais pas ce qui vous menace, mais je ne vous laisserai certainement pas affronter seul ce danger.
— Il ne s’agit pas d’une menace. Fais ce que je te demande. Darrell salua le vieil homme en baissant vivement la tête et s’enfonça dans le toit. Silvère avait reçu pour mission de former des assassins bien informés, mais on ne lui avait pas donné la permission de leur dire d’où émanaient ses ordres. Il attendit donc quelques minutes, puis certain d’être seul, il rentra dans le bâtiment. Sans se presser, il se dirigea vers un corridor que peu de mortels connaissaient, un couloir secret réservé aux papes.
Silvère traversa la grille de métal qui bloquait l’accès d’une grande bibliothèque. Il se plaça au milieu de la pièce et émit un sifflement strident. Un halo de lumière sortit du plafond et l’enveloppa entièrement.
— Je suis à votre service, seigneurs malachims. Jusqu’à présent, vous nous avez aidés à maintenir l’équilibre sur la Terre en réduisant le nombre des Dracos qui tentent de l’asservir.
— C’était notre entente, en effet.
— Un nouvel ennemi a fait son apparition dans votre monde, un prince Anantas qui pourrait réduire à néant tous nos efforts.
— Je sais qui est ce prince auquel vous faites référence, mais il ignore qu’il est un reptilien. Il ne représente aucun danger pour nous à l’heure actuelle.
— Nous ne sommes pas d’accord avec vous. Sa seule présence pourrait déclencher une guerre sans merci, car les princes rivaux ne supporteront pas sa présence.
— Les Dracos, soupira Silvère qui aurait bien voulu les avoir tous détruits auparavant.
— Les habitants de cette planète ne méritent pas de se retrouver coincés au milieu de ce conflit. Le prince Anantas doit être éliminé à n’importe quel prix. Faites votre travail, Naga.
La lumière disparut avant que Silvère puisse expliquer à la Fraternité que ses deux jeunes apprentis n’étaient pas prêts à se lancer dans une telle entreprise. Il se demanda alors si la requête des malachims avait été adressée à d’autres mentors ? Puisque ces derniers étaient disséminés sur tous les continents, leur seule façon de communiquer était d’utiliser Internet.
Silvère retourna donc dans ses appartements, où Neil et Darrell n’avaient pas le droit d’entrer. Il ouvrit l’armoire où il conservait un petit ordinateur plutôt démodé et écrivit un court message à ses collègues de par le monde. AVEZ-VOUS RECU DES ORDRES AUJOURD'HUI ? composa-t-il sur le clavier. Il pressa sur la clé d’envoi et s’adossa dans son fauteuil. En raison du décalage horaire entre les différents pays, Silvère ne recevrait pas de réponses avant quelques heures. Il rejoignit donc ses élèves, qui mangeaient des fruits en écoutant les nouvelles à la télévision.
— Maître, qui est réellement ce Ben-Adnah que les pays du Moyen-Orient semblent vénérer ? s’enquit Neil lorsque Silvère se fut assis derrière lui.
— C’est notre prochaine cible.
Les apprentis pivotèrent vers lui en même temps.
— C’est un Dracos ? se réjouit Darrell.
— Pire encore.
— Un Anantas ! conclut Neil. Vous nous avez dit qu’il n’y en avait qu’une poignée sur cette planète.
— Tu as une bonne mémoire, mon petit. Contrairement aux rois Dracos qui évoluent dans une autre dimension et qui peuvent s’emparer des corps de leurs victimes humaines, les rois Anantas vivent sur une autre planète et doivent voyager jusqu’ici pour s’accoupler avec leur reine. Aussi, la reine Dracos peut pondre des œufs aussi souvent qu’elle le veut, ce qui n’est pas le cas de la reine Anantas, surtout que son dernier compagnon a été tué il y a une quarantaine d’années environ et qu’aucun autre roi n’est arrivé de l’espace depuis.
— Ce Ben-Adnah n’est donc pas son nouveau mari ? demanda Darrell.
— Non, c’est l’un de ses enfants.
— Pourquoi devons-nous éliminer un homme qui a réussi à instaurer une paix durable dans cette partie du monde déchirée par la guerre depuis des millénaires ? s’enquit Neil. N’est-ce pas ce que nous désirons nous aussi ?
— La seule chose qui intéresse un Anantas, c’est le pouvoir. Si Ben-Adnah est en train de séduire autant de pays, c’est très certainement pour lever une armée qui portera un coup mortel à ses ennemis jurés.
— Ces derniers doivent commencer à s’en douter, non ?
— Oh que oui, et c’est justement pour cela que nous devons éliminer ce prince Anantas.
— Pour éviter une autre Guerre mondiale, murmura Darrell qui comprenait maintenant la portée de leur mission.
— Quand partons-nous ? demanda Neil, des flammes dans les yeux.
— Très bientôt. Je ne vous cacherai pas que ce sera une entreprise très risquée, même pour trois Nagas. Il se pourrait même que nous soyons tués par Ben-Adnah, car il est beaucoup plus dangereux qu’un roi Dracos.
— Nous ne craignons pas la mort ! scandèrent en chœur les apprentis.
Silvère ne le savait que trop bien.